<h1>Noelfic</h1>

[Confédération][2] Rêves Mécaniques


Par : Gregor

Genre : Science-Fiction , Action

Status : Terminée

Note :


Chapitre 4

Publié le 08/11/12 à 15:29:18 par Gregor

3.



2098.

— Je l'ignore, monsieur.
Elle se tient raide, appuyée et tendue sur ses talons. L'amplitude de sa robe la fait ressembler à une femme, plus petite cependant. Elle respire avec insistance. En fait-elle exprès ? Elle est sujette à ce genre d'angoisse. L'autorité la harponne comme une lance trop raide. Elle pâlit à la simple idée de revoir bientôt son père. Et cette réponse négative n'arrange en rien le peu de confiance qui existe en elle.
— Inutile de vous dire, Aïda, qu'il sera fait un compte-rendu détaillé de la situation à votre père.
Le professeur se mord la joue pour ne pas dire « au Magister ». Il sait qu'il lui serait vivement reproché une telle entorse à la méthode éducative « prescrite » par quelques cybernautes influents. Il ne comprend toujours pas pourquoi lui, un instituteur tout ce qu'il y a de plus simple, de plus neutre sur le plan idéologique, se soit vu appelé à l'éducation d'une héritière de ce rang.
Aïda Standberg n'est que la fille gémellaire du Magister Kris. Même aussi loin de Paris, certains fanatiques auraient accepté avec plus de joie, plus d'entrain, la lourde et noble charge de pourvoir à l'éducation de la « petite précieuse ».
— Je comprends, monsieur.
Elle attend poliment que le professeur lui indique de retourner s'asseoir. Quand elle marche, rien ne la distingue des autres élèves. Ses cheveux sont raides, bien attachés par une boucle en bande de satin rouge, tombante, qui s'illumine de la même teinte que les insignes cousus sur le chemisier immaculé que recouvre la robe. Bichromie quotidienne, qui ne fait que mieux ressortir la couleur de ses yeux, ce gris vert particulier qui semble perdre son regard trop grand dans des nuées inaccessibles. Voilà sans doute le seul élément caractéristique identifiable sans difficulté. Le reste n'est que ce qu'on peut en attendre : visage rond qui laisse paraître une ossature frêle, bouches aux lèvres déjà charnues, nez et narines un peu larges, épatés, menton appuyé et saillant. Le port de tête n'est pas assuré, masque mal un cou légèrement trop long, des épaules fuyantes, un dos raidi et imperceptiblement courbé en avant.
À peine s'est-elle assise que l'instituteur se lève de son bureau. Il ne peut pas se soustraire aux règles de bienséance qu'imposent la présence de la fille du Magister.
Et c'est pour cette unique mission que je suis ici. Pour veiller à ce que lesdites règles soient respectées en toutes circonstances. La vue de la fillette peut me causer parfois la nausée, particulièrement lorsqu'elle me fixe. Mon devoir est d'assurer sa sécurité et la validité des préceptes édictés par la cybercratie pour son intégration. Et en bon soldat, je n'ai pas un seul mot à dire sur le bien fondé de cette pratique.
— Je pense qu'une pause serait bienvenue, mesdemoiselles.
Elles ne sont que quatre. Quatre dans la bibliothèque lambrissée d'une vieille villa niçoise, accrochée sur les contreforts d'une colline dominant la mer. Le soleil brûle les carreaux soigneusement astiqués chaque matin. Cette pièce se transforme en four l'après-midi. Le jeune âge des élèves explique sans doute la fréquence de ces repos, dix minutes à chaque heure. Après tout, elles ne sont pas encore implantées. Impossible pour elles de rester concentrées sur des plages horaires trop conséquentes. Cette école un passe-temps jusqu'au moment fatidique où leurs esprits rentreront en collision avec l'Esprit Mécanique, et que la somme des connaissances humaines les inondera définitivement sous un flot imperturbable d'information. Elles qui ont entre cinq et neuf ans devront attendre leur quinzième anniversaire pour goûter à ce fruit divin. Punition du sexe faible, quand les individus mâles y accèdent cinq années plus tôt. L'instinct de préservation conserve la gent féminine dans ce carcan du quotidien qui les condamne à l'action passive du foyer, à servir sans implication la force vive de la Confédération. Est-ce la présence d'une fille dans sa descendance qui a fait prendre au Magister la décision de les retirer des interventions directes et de la mécanisation corporelle ? Personne ne le sait vraiment, moi sans doute moins que d'autres.
Je dois surveiller sa fille. Voilà tout ce qui compte, voilà ce que je saisis parfaitement. La moindre aventure désagréable sur sa personne serait une catastrophe pour moi, une rétrogradation, un retour à Paris. Vivre avec la peur de devoir abandonner ma liberté est un quotidien en demi-teinte, une ombre parfois inexistante et parfois immense qui se dressent en un mur infranchissable.
Je la hais pour cela.
Mais je dois la surveiller.
Et tandis que la pièce se vide, que l'instituteur reste face à l'une des fenêtres qui inondent la pièce de cette lumière blanche et crue qui existe près de la Méditerranée, je me prends à espérer engager une conversation. Je m'avance vers lui. Dehors, quelque part entre les couloirs et le jardin asséché de la propriété, j’attrape les cris de ces petites filles. Le vent qui souffle n'atténue rien. J'aurais envie de les voir s'amuser, de les entendre longtemps. Dans huit minutes à peine pourtant, tout sera à nouveau fini.
— Seyrat, vous aviez besoin de quelque chose ?
Il m'appelle par mon prénom, non pas par mon grade. J'en suis presque gêné, je mets plusieurs secondes à réagir.
— Non, absolument pas, Andreï. Seulement l'envie de discuter.
— Nice vous peine ?
— Un peu… La ville n'est qu'un désert de ruine entre les collines…
— Les déblaiements ont bien avancé pourtant.
— Ce n'est pas une question de bâtiments.
Il se penche vers moi. Réflexe stupide, mes amplificateurs audio fonctionnent au même moment.
— À moi aussi Seyrat. Et je ne peux même pas espérer m'en aller avant six ou sept ans encore. Je pourrais presque envier votre statut de caporal.
Je souris.
— Ce n'est pas aussi simple que cela en à l'air, Andreï.
— Je le sais. Même si c'est au moins la… vingtième fois que nous avons cette conversation.
Remarque pertinente. Nous discutons pour ne rien dire. Voilà une habitude acquise par les mois de tenue et un climat toujours lourd sous le soleil de la Provence. Est-ce ma seule présence, ou bien celle d'un régiment complet dans les vieilles pierres de la cité qui appuie ce fait ? Sans doute. Quelques attentats n'y sont pas non plus étrangers.
— Reparlons donc de tout cela à tête reposée, dans la soirée. Je pense que c'est la chose la plus intelligente à faire.
J’acquiesce, reste silencieux, tente de sortir pour surprendre Aïda. Dans ce dehors éclaboussé par les couleurs astrales, dix autres de mes semblables se tiennent en position dans le jardin en pente qui s'égaye face à la mer. Mêmes armes, mêmes visages gravés dans cette attente indifférente et dans cette crainte de l'échec.
Aïda ne me laisse plus le choix. Lorsqu'elle surgit face à moi, dans le hall qui précède la bibliothèque, elle tente à nouveau de me dévisager. Mais son regard a changé.
Elle va tenter quelque chose. Bientôt. Dans quelques heures tout au plus.
Elle me lance un test. Je ne peux pas échouer.
Je dois la surveiller. Voilà ce que je dois faire.

La nuit. Belle, pure, dangereuse.
Le tronc de l'arbre est fendu en deux, à cause de l'orage peut-être. Au pied, sur les racines noueuses et nues, Aïda gît sans connaissance. On dirait qu'elle dort. S'il n'y avait pas ces spasmes, je pourrais être tenté de la prendre dans mes bras et la ramener, sans rien dire.
Elle bave beaucoup. Des traces d'urines salissent sa robe. Le spectacle est aussi pitoyable que répugnant.
Pourquoi ? Comment ? J'ai la sensation floue qu'elle a fuie par peur, encore une fois. Lorsque la dernière heure de cours s'est amorcée, cette après-midi, elle n'était plus là. Aucun garde pour la voir, aucune piste à privilégier. Laisse-t-elle le hasard décider de ses pas à chaque fois qu'elle fait ça ? Je serai tenté de dire oui, je n'en sais rien dans l'absolu.
Et si d'habitude elle revient seule quelques heures plus tard, ce n'est jamais qu'en silence ; un silence lourd de sens, rempli comme une coupe de culpabilité et d'excuses sans mots, rempli de tristesse aussi, et elle nous invite à boire à ce vin âpre.
Pas ce soir.
Parce qu'elle n'est plus comme d'habitude. Que ces membres frénétiques s'agitent et des mouvements compliqués, saccadés, scène grotesque qui passerait pour du comique si seulement elle ne faisait que semblant.
Il faut pourtant bien que je m'approche du corps tout frêle, que je maintienne sa tête contre mon torse, en sentant les spasmes violenter ses muscles, s'appuyant comme des oiseaux prêts à l'envol sur ma peau de métal à moi. Je ne veux pas m'envoler. Je veux simplement la sauver pour me sauver, car c'est ma mission. C'est mon salut aussi. Avec dextérité, je finis par repérer une veine d'assez bon calibre, dans laquelle j'enfiche sans ménagement une longue aiguille reliée à diverses seringues médicamenteuses. Du clonazépam part en urgence, je n'ai même pas pris la peine de contacter un médecin par Rezo interposé. Inutile de chercher à savoir pourquoi trop vite.
Peut-être a-t-elle succombé aux appels de son sang ? La fille du Magister ne pouvait pas rester trop longtemps sans entrer en contact direct avec l'assemblée des consciences connectées, et du Dieu-Machine aux mille vies entrelacées entre les vivants et les morts. Ses gênes la trahissent, elle n'a même pas besoin d'implant ou de stimulii quelconques pour tenter l'expérience.
Je sais ce qu'elle veut. Encore une fois, elle a voulu montrer à tous qu'elle pouvait le faire ; qu'une fillette pouvait braver l'Interdit absolu, et rentrer au cœur même de ce qui est l'essence de ce monde.
Elle a rencontré Diogène. Cynique enfant au visage d'homme, allié du Magister Kris, conseiller numérique sans pitié.
Il n'a pas voulu d'elle. Et il l'a combattu, plus fortement que d'habitude.
Pauvre Aïda.

Commentaires

Pseudo supprimé

13/06/10 à 23:46:27

Suite. :)

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